Démantèlement public 101
Démantèlement public 101
Lien pour l’article sur Le Devoir
Emilie Nicolas
Tu diriges un pays lointain et tu cherches à détruire les services publics et la solidarité sociale de ta nation ? Voici un petit guide de suggestions basé sur les meilleures pratiques observées lors de la pandémie de COVID-19 au Québec et au Canada.
Étape 1. Commence doucement. Pour miner la confiance des citoyens à l’égard d’un système de santé public universel, par exemple, il faut se donner du temps. Il y avait, en 1976, environ 7 lits d’hôpital par mille habitants au Canada. En 2019, nous en étions à 2,5. Le déclin de la capacité hospitalière du système de santé public s’est fait lentement, au fil des coupes budgétaires et des réformes douteuses. Si bien que pour bien des gens, il est désormais normal que les urgences débordent et que les ressources humaines ne suffisent pas. Quand, même lors de la routinière saison de la grippe, sans autre facteur de stress exceptionnel sur le système public, les urgences sont pleines, tu es prêt. Une crise de santé publique, n’importe laquelle, fera fissurer les institutions.
Étape 2. Sois sexiste, mais subtilement, tout de même. Quand tu penses à la création de bons emplois, pense à investir dans les métiers traditionnellement masculins, comme dans les domaines de la construction et des ressources naturelles. Et lorsqu’il est temps d’équilibrer les finances publiques, presse le citron des infirmières, des enseignantes, des travailleuses sociales, des éducatrices en CPE, des employées du secteur communautaire. Dévaloriser les métiers traditionnellement féminins, c’est presque automatiquement couper dans le filet social et dans l’aspect préventif de la santé publique. Une méthode rapide pour arriver à tes fins.
Étape 3. Lorsque tes services publics ont assez été sabotés, et que leur fragilité a été banalisée, une crise pourra accélérer tes démarches. En réaction à l’épidémie de COVID-19, par exemple, ici, le gouvernement s’est mis à insister, avec raison, sur la responsabilité individuelle des citoyens, qui doivent agir pour éviter d’engorger le système de santé et protéger les plus vulnérables. Le même gouvernement a ensuite utilisé cette part de responsabilité individuelle pour détourner l’attention de ses propres manquements. On a ainsi créé un récit politique assez particulier : si les institutions s’écroulent, c’est à cause d’une minorité d’individus sans pouvoir particulier dépeints comme nécessairement malfaisants (ici, les non-vaccinés), et non pas à cause des responsables de ces institutions. Un tour de force rhétorique du genre est d’une importance cruciale si tu cherches à rester un dirigeant populaire.
Étape 4. Pour que le recours au bouc émissaire fonctionne, il faut préalablement que tu aies dévalorisé les sciences sociales et que tu les aies écartées de l’expertise scientifique sur laquelle s’appuie le dialogue public. Pour diaboliser les non-vaccinés, par exemple, il a fallu ici laisser les gens spéculer sur leurs motifs et leur profil démographique à partir d’anecdotes personnelles, sans chercher à produire d’études complètes sur la question. On le sait, un visage caché dans la pénombre nous apparaît plus facilement monstrueux. Le mépris des « sciences molles » te permettra aussi de mettre en place des mesures liberticides, comme un couvre-feu, pour ensuite soit faire abstraction, soit te montrer surpris des effets délétères de ces politiques sur les enfants, les femmes et les plus vulnérables.
Étape 5. Déprime les personnes physiques, mais épargne les personnes morales, autant que possible. Crée un univers idéologique où il est légitime de fermer les écoles, mais impensable de fermer les entrepôts d’Amazon. Un être humain dont la vie est réduite à travailler, à consommer et à dormir est un être humain anxieux, isolé, et dont la capacité d’analyse est minée par l’épuisement. Une population découragée, frustrée et en colère sera plus réceptive à des politiques populistes qui ciblent les boucs émissaires du moment, justement, plutôt que les véritables lieux de pouvoir.
Étape 6. Propose alors une mesure populiste qui ouvrira un débat sur les principes fondamentaux qui sous-tendent les services publics. Par exemple, une « taxe santé » pour les non-vaccinés. En lançant cette idée, le gouvernement du Québec propose une contribution différenciée de chaque citoyen au système de santé public basée sur des renseignements contenus dans son dossier médical. Un principe qui prévaut déjà pour les assurances privées. Tout de suite, sur les médias sociaux, la population se questionne : pourquoi ne pas aussi cibler les fumeurs, les sédentaires, les toxicomanes ? On s’entre-déchire sur la responsabilité individuelle de chaque personne de faire des « choix de vie » santé pour ne pas encombrer les lits des hôpitaux. On ne se demande même plus pourquoi il n’y avait que 2,5 lits par mille habitants avant que la crise frappe. Toute l’énergie intellectuelle (qui reste) est alors absorbée par une réflexion sur la force de punition que l’on peut légitimement exercer contre une minorité maudite.
Étape 7. Il ne te reste plus qu’à laisser le mouvement d’humeur populaire réclamer encore plus de mesures punitives à l’endroit du groupe démonisé, sans lien direct avec la nécessité de sauver des vies et de réduire le nombre de malades. Tu as aussi ouvert la porte à ce que « l’urgence » justifie d’autres attaques contre le principe d’universalité du système public. Si tu franchis ces pas supplémentaires, on pourra considérer que ton objectif de destruction du filet social est en phase d’être atteint.
Bien sûr, cette méthode n’est pas infaillible. Le succès de chaque étape dépend principalement de ta capacité à bousiller le système tout en faisant reposer la responsabilité des maux sociaux et politiques sur des quidams. Si l’énergie critique populaire cessait de se diriger vers les marges pour se concentrer sur ce qui se passe en haut des échelons sociaux et politiques, ton plan pourrait vaciller. Comme le dit l’adage à la mode : Don’t look up. J’espère pour toi que dans ton propre contexte, ils seront trop peu nombreux à lever leur regard à temps.